Molière (1622-1673)

 

    Le plus grand de tous nos classiques, le plus joué à travers le monde, le plus étudié et le plus honoré de tous les écrivains français, Molière, apparaît, aujourd'hui encore, comme le créateur par excellence de la "comédie de mœurs". Mais pour ses contemporains, Molière n'était pas seulement un auteur de pièces à succès : c'était avant tout un acteur, qui réussit à approfondir son métier en élaborant peu à peu un "type" original, et un directeur de troupe, qui, précurseur du théâtre décentralisé et populaire, promena ses comédiens à travers la France entière.
    Une tristesse secrète transparaît dans ce portrait de Molière attribué à Mignard. Le tableau se trouve au foyer des artistes de la Comédie Française, dont Molière est comme le parrain.
    Lorsque, en 1622, naît Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, l'activité du comédien reste si décriée, si infamante, que la sépulture chrétienne est interdite à la corporation tout entière, vouée par la loi à la "fosse commune". Aussi le jeune homme, frais émoulu de la Faculté de Droit, n'arrive-t-il guère à convaincre son père, riche tapissier parisien, de sa vocation d'acteur.
    A vrai dire, il vient de tomber amoureux d'une comédienne, Madeleine Béjart. Avec elle, il participe à la création d'une "compagnie", dite l'Illustre Théâtre, sans le quartier Saint-Sulpice. Mais le curé s'oppose à l'installation d'une troupe de comédiens sur sa paroisse, et bientôt Molière est emprisonné pour dettes. Durant quatorze années, il va vivre de "tournées en province"; et sa rentrée à Paris serait un nouvel échec si Louis XIV, qui a entendu vanter le rire communicatif de ce "bouffon", ne l'invitait à jouer devant lui; or le Roi rit en effet tout son soûl, et établit, dès lors, la troupe dans une de ses salles de théâtre, le "Petit-Bourbon".
    Molière, alors âgé de trente-six ans, est usé prématurément; or, il a une troupe à sa charge et ne tient guère à être de nouveau emprisonné pour dettes. Un écrivain comme Racine pouvait certes s'en remettre, en cas d'échec de l'une de ses pièces - et ce fut le cas pour Phèdre -, au "tribunal de la postérité"; mais Molière devait faire vivre ses comédiens et réussir à tous les coups.
    Aussi, lorsqu'une de ses grandes comédies, comme le Tartuffe (1664) ou Don Juan (1665), se soldait par un déficit, du fait de l'interdiction de jouer exercée par la censure royale - ces deux pièces attaquaient, d'après les autorités compétentes, l'Eglise et le clergé, et prônaient des idées libérales -, il lui fallait aussitôt rattraper un retard financier qui risquait d'entraîner la faillite.
    Ainsi s'expliquent les "trois catégories" dans lesquelles on a l'habitude de ranger ses pièces. Les "grandes comédies", le Tartuffe (1664), Don Juan (1665), le Misanthrope (1666), l'Avare (1668), l'Ecole des femmes (1662) et les Femmes savantes (1672), sont certainement les plus chères à son cœur, mais aussi les moins "rentables" pour sa troupe. En effet, les "dévots" crièrent au scandale devant l'Ecole des femmes, qui dénonçait l'éducation opprimante que recevaient les jeunes filles de leur époque; de même Molière dut lutter cinq ans pour obtenir l'autorisation de jouer le Tartuffe. Quant à Don Juan, il fut interdit au bout de quinze représentations, et ne fut plus rejoué du vivant de l'auteur (il ne figurait même pas dans la première édition des œuvres de Molière).
    Devant ces échecs, le directeur de troupe dut chercher un afflux de numéraire, aussi bien du côté de la "masse", avec ses farces, que du côté de l'aristocratie la plus raffinée et la plus fortunée, d'où son théâtre de cour.
    Le Médecin malgré lui, que l'on peut classer dans les farces, fut un éclatant triomphe auprès du "populaire"; il est né immédiatement, et par nécessité vitale, de l'insuccès du Misanthrope. De même, l'échec de l'Avare fut rattrapé d'urgence parla manne royale qui suivit cette charmante comédie de cour qu'est Amphitryon. Car Louis XIV récompensait systématiquement chacune des "comédies-héroïques" ou "comédies-ballets" que lui composait son baladin favori.
    On a longtemps jugé sévèrement ces œuvres que Molière écrivait pour un public bien défini, commandées par le roi pour distraire sa cour. Personne aujourd'hui ne songe à reprendre à son compte ces critiques, dues essentiellement à Rousseau et à Michelet. Car les Fâcheux, le Malade imaginaire, Amphitryon (1668), qui brode sur le thème des amours, toutes nouvelles alors, du Roi et de la belle Athénaïs de Montespan, le Bourgeois gentilhomme enfin, ou Psyché (1671), comptent parmi les comédies les plus réussies, les plus poétiques.
    Ces deux dernières "œuvres de cour", jouées à Chambord et aux Tuileries, comportaient respectivement 200 et 300 interprètes : acteurs, danseurs, choristes et instrumentistes. Pourquoi Molière aurait-il boudé? "Son cœur n'y était pas", dit-on. Il avait là, à son service, des jeux de lumière et des jeux d'eau - parfois en pleine nuit - dans le cadre de verdure d'un bosquet à la française, d'une grotte de rocailles ou la perspective d'un "tapis vert". Et à sa disposition la collaboration des trompettes, hautbois et violons de Lully, les "changements à vue" de Vigarani, les costumes dessinés par Charles Le Brun ou Jean Bérain (cependant que son propre théâtre, à Paris, conservait toujours, par suite de sa situation financière "serrée", une toile tendue au-dessous du plafond effondré).
    Une mise en scène qui conteste la tradition : le Tartuffe de Roger Planchon.
    Mais les commandes de cour ne furent pas seulement nécessaires pour assurer l'indépendance matérielle de Molière, directeur de troupe. Elles lui garantirent aussi une certaine liberté en tant qu'auteur. A l'époque où commence cette protection royale, Louis XIV n'a que vingt-deux ans, et il ne soucie guère de rappeler Molière au respect de la religion. Or, celui-ci est en butte à la vindicte de la Sorbonne, du Parlement et de l'Eglise, depuis l'Ecole des femmes.
    Ses ennemis en profitent pour l'accuser d'athéisme, ce qui était pour l'époque, d'une gravité extrême. On le calomnie jusque dans sa vie privée : un rival, Boursault, insinue que sa jeune épouse, Armande Béjart, est en réalité sa propre fille. Molière dut lutter longtemps contre ces calomnies, et pour faire jouer ses pièces les plus chères; dans chacune de ces épreuves successives, Louis XIV vint au secours de son poète, passant outre aux attaques des autorités, levant les interdictions de jouer - sauf pour Don Juan; et lorsque l'archevêque de Paris, à la mort de Molière, refuse la sépulture chrétienne à l'acteur, l'intervention royale fait obtenir aussitôt le permis d'inhumer.
    Molière est le premier auteur comique français qui ait pu définitivement s'évader de la traditionnelle farce, tenue à juste titre pour inoffensive, le premier qui ait réussi, malgré son métier de comédien, à imposer à son siècle une œuvre d'écrivain; plus encore, une œuvre d'audacieux moraliste, en lutte ouverte contre la coalition des puissances établies. A partir de l'observation des gens du peuple, aussi bien que des bourgeois, des pédants, des princes ou des rois, Molière a su créer des "types" immuables, qui, de nos jours encore, symbolisent l'avarice (Harpagon dans l'Avare), l'hypocrisie (Tartuffe), la "misanthropie" (Alceste dans le Misanthrope). "Corriger les vices des hommes en les faisant rire", tel fut le principe que Molière s'efforça de suivre dans ses plus grandes comédies.


Dernière Modification   06/01/17

© Histoire de France 1996